Sandrine Maljean-Dubois, Directrice de recherche
au CNRS (CERIC)
L’année 2017 vient d’être déclarée troisième année la plus chaude de l’histoire, après 2015 et 2016. En fin d’année dernière, on apprenait que les émissions mondiales de gaz à effet de serre étaient reparties à la hausse, après trois années de stagnation. Le rapport spécial du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur les conséquences d’un réchauffement global supérieur à 1,5°C est attendu pour l’automne. Dans le même temps, de nombreux scientifiques mettent en doute notre capacité à limiter le réchauffement ne serait-ce qu’à 3°C, donc bien au-delà des objectifs ambitieux de l’Accord de Paris.
Les conséquences des changements climatiques, déjà ressenties et importantes, vont s’aggraver. Des pays (une dizaine ?) vont très probablement disparaître dans les années qui viennent. Partout sur la planète, inondations, sécheresses, cyclones et tempêtes vont augmenter en nombre et en intensité. Les dommages aux biens, aux personnes, à l’environnement vont être très importants.
Les politiques de prévention ont échoué. Mais ce n’est pas le moment de « baisser les bras ». Plus nous réduisons nos émissions, plus nous réduisons les dommages à venir. Parce que les émissions se cumulent dans l’atmosphère, cela relève d’une urgence absolue.
C’est dans ce contexte d’urgence à agir que les contentieux climatiques explosent. Selon la base de données du Sabin Center for climate change law, au 22 mai 2018, il y a en cours 987 contentieux climatiques aux États-Unis, et 275 dans les autres pays du monde. Ces procès ont en commun d’avoir en leur cœur la question des changements climatiques, mais ils peuvent être très différents. Les demandeurs (individus ou groupes d’individus comme 1 fermier, 1 étudiante en droit, des enfants, des ainées…), les défendeurs (des États ou des collectivités publiques, des entreprises… du Nord, du Sud…), et même les demandes (indemnisation d’un dommage subi, contestation de l’autorisation d’un grand projet climaticide, insuffisance d’ambition de la politique climatique…) sont en effet très variables. De tels contentieux relèvent de la « cause significative » ou du « contentieux stratégique ». Comme l’explique bien F. Ost, « La ‘cause significative’ se distingue du procès ordinaire par ceci que sa portée est collective et que son enjeu vise à la transformation du droit (…) alors que le litige ordinaire concerne les particuliers et vise à l’application du droit en vigueur au bénéfice du plaignant ou du requérant. De telles causes sont le résultat d’une construction militante suivie d’une élaboration juridique dans le but de transformer un contentieux classique en ‘affaire’ ou ‘cause’ intéressant la généralité. Quel que soit l’’objet’ du procès, au sens de la théorie de l’action, sa mission débordera de beaucoup, comme si le requérant agissait au titre de porte-parole d’une collectivité » (A quoi sert le droit ?, 2016, p. 456).
Cette explosion ne peut qu’interpeler le juriste. Le procès est-il adapté à un tel enjeu à la fois global et complexe ? Les stratégies judiciaires des demandeurs sont-elles adaptées ? Ne font-elles pas craquer le moule du procès ? Ne souhaite-t-on pas faire jouer au juge un rôle nouveau ? Avec quelles limites et pour quelles conséquences pratiques ?
Mais le droit n’est bien entendu pas la seule discipline à pouvoir s’intéresser légitimement aux procès climatiques. Ces derniers interpellent aussi le sociologue, le politiste, le philosophe.
Comment et pourquoi le droit devient-il pour des ONG et des mouvements citoyens, des collectivités locales un registre d’action pleinement intégré au répertoire de la contestation ? Ces acteurs maitrisent-ils l’arme du droit pour mener ce combat ? Comment et pourquoi le procès devient-il une nouvelle arène publique ? Qui sont les “entrepreneurs de cause” des procès climatiques? Quelles sont leurs ressources, leurs expériences, leurs trajectoires ? Avec ce nouveau rôle du juge, qu’est-ce qui se joue en matière de répartition et séparation des pouvoirs ? Comment ce procès est-il appréhendé par les théories philosophiques de la justice climatique ?
Ces différentes disciplines doivent nécessairement collaborer pour éclairer le phénomène dans toute sa complexité, pour comprendre ce que représentent ces nouveaux usages tout à la fois judiciaires, sociaux et moraux du droit.
C’est tout l’objet de deux ateliers d’échanges entre une équipe de juristes du CERIC, de sociologues du LPED, de politistes du CHERPA, et de philosophes de l’IRPHIL à Lyon auxquels a bien voulu s’agréger Christel Cournil, spécialiste de la question.
Une première journée s’est tenue le 24 mai 2018 à Aix-en-Provence (Les procès climatiques : de nouvelles arènes publiques pour un usage contestataire du droit). Une seconde aura lieu à Marseille le 16 novembre 2018 (Les procès climatiques: quelles stratégies contentieuses ?). Ces deux journées exploratoires devraient aboutir à la définition d’un projet de recherche interdisciplinaire portant sur ces développements stimulants et d’une grande actualité. Le jour même de notre premier atelier, un contentieux climatique a d’ailleurs été lancé à grand bruit à l’échelle européenne, par 11 familles, cette fois contre le juge de l’Union européenne. Gageons que ce nouvel objet d’études n’a pas fini d’occuper les sciences sociales.
Eléments bibliographiques
- https://www.theguardian.com/environment/2018/mar/20/can-climate-litigation-save-the-world
- L'état du contentieux climatique mondial (ONU Environnement)
- C. Cournil "Les convergences des actions climatiques contre l’État. Étude comparée du contentieux national», Revue juridique de l’environnement, numéros spécial 2017 pp. 231-249
- M. Hautereau-Boutonnet et E. Truilhé-Marengo, "Quel modèle pour le procès environnemental?" Dalloz 2017, pp. 827-833