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« Inscrire dans la Constitution la liberté de manifester serait un acte symbolique fort »

Ariane Vidal-Naquet, Xavier Magnon

 

Sous la Vᵉ République, la liberté de manifestation a été reconnue par la voie jurisprudentielle, de façon tardive et indirecte. Son inscription dans les textes constitutionnels pourrait faire évoluer les pratiques sociales, estiment les juristes Ariane Vidal-Naquet et Xavier Magnon, dans une tribune au « Monde ».

Et s’il était nécessaire d’inscrire dans le texte de la Constitution du 4 octobre 1958 la liberté de manifester pour que change son appréhension sociale ? L’usage disproportionné de la force par les autorités publiques lors des différentes manifestations ayant eu lieu en ce début d’année a été dénoncé à la fois par la Défenseure des droits, la Commission nationale consultative des droits de l’homme, le Syndicat de la magistrature, la commissaire aux droits de l’homme du Conseil de l’Europe, ou encore par le rapporteur spécial de l’Organisation des Nations unies sur les défenseurs de l’environnement.

Dans ce contexte, il convient de rappeler que la liberté de manifestation n’est pas seulement une question de gestion de l’ordre public, elle est avant tout l’expression du libéralisme politique. A ce titre, la piste de la constitutionnalisation de la liberté de manifester mérite
d’être envisagée.

En l’état actuel du droit constitutionnel, la liberté de manifestation ne résulte que d’une consécration jurisprudentielle indirecte. La Constitution du 4 octobre 1958 est muette sur la question. Ni la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ni le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, qui formalisent, dans la Constitution, les droits et libertés du citoyen, ne consacrent cette liberté.

 

Périphrase très générale

 

Pourtant, celle-ci a déjà été reconnue dans l’histoire constitutionnelle française : la Constitution du 3 septembre 1791 consacre, dans son titre 1er, « Dispositions fondamentales garanties par la Constitution », « la liberté aux citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police » ; la Constitution, dite « montagnarde », du 24 juin 1793 prévoit, dans son article 7, « le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, [qui] ne peuvent être interdits » ; l’article 8 de la Constitution du 4 novembre 1848 dispose que « les citoyens ont le droit de s’associer, de s’assembler paisiblement et sans armes, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement. L’exercice de ces droits n’a pour limites que les droits ou la liberté d’autrui et la sécurité publique ». Selon l’article 16 du projet de Constitution du 19 avril 1946, qui n’a pas été adopté, « le droit de défiler librement sur la voie publique et le
droit de réunion sont garantis à tous ».

Sous la Ve République, la liberté de manifester n’a été reconnue que par la voie jurisprudentielle, de façon tardive et indirecte. C’est en 1995 seulement que le Conseil constitutionnel − se fondant sur l’article 11 de la Déclaration de 1789, selon lequel « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi », et l’interprétant de manière constructive − a déduit un « droit d’expression collective des idées et des opinions » (décision du 18 janvier 1995, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité).

 

La liberté de manifestation n’est donc pas expressément consacrée. Elle est réduite, en outre, à une forme particulière d’expression, que l’on précise « collective », « des idées et des opinions », périphrase très générale qui ignore la dimension politique et sociale de la liberté de manifester. Elle n’est assortie d’aucune garantie particulière, par exemple en matière d’accessibilité de la voie publique. Arrimée à la seule liberté d’expression, elle est privée de tout lien avec d’autres droits et libertés, par exemple la liberté de réunion – qui n’est d’ailleurs pas non plus constitutionnalisée −, la liberté d’aller et venir, voire le droit de résistance à l’oppression, garanti par l’article 2 de la Déclaration de 1789.

 

Le droit de résistance à l’oppression

 

Plus encore, l’on peut voir dans la liberté de manifestation l’exercice d’une citoyenneté politique, voire d’un contre-pouvoir démocratique, la Constitution de 1958 faisant d’ailleurs référence à « la vie démocratique de la nation » dans son article 4. Or, la pusillanimité de cette constitutionnalisation n’est pas sans incidence sur les pratiques et les comportements, ceux des forces de police comme ceux des manifestants et, de manière plus générale, sur la culture constitutionnelle des uns et des autres. La constitutionnalisation expresse de cette liberté présenterait de nombreuses vertus, à la fois politiques, juridiques et sociales.

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Sur le plan politique, à l’heure où la Défenseure des droits a pris soin de rappeler « la responsabilité de l’Etat » dans la « désescalade de la violence », inscrire dans la Constitution la liberté de manifestation serait un acte symbolique fort.

Sur le plan juridique, la constitutionnalisation permettrait de placer cette liberté plus directement à l’abri des atteintes qui peuvent y être portées, tant par le pouvoir législatif que par le pouvoir exécutif, le juge disposant d’une référence textuelle expresse pour faire respecter cette liberté tout en la conciliant, comme il le fait jusqu’à présent, avec les exigences de l’ordre public. Elle la mettrait également à l’abri de tout revirement de jurisprudence, en écho à la proposition de révision constitutionnelle française sur l’interruption volontaire de grossesse, à la suite de l’arrêt rendu par la Cour suprême américaine, le 24 juin 2022, Dobbs vs Jackson Women’s Health Organization.

Enfin, et surtout, sous l’angle social, une telle consécration permettrait un changement de culture constitutionnelle susceptible de se diffuser dans l’ensemble du corps social, une appropriation collective de cette liberté et, sans nul doute, un meilleur respect de son exercice.

 

ARTICLE PARU DANS LE MONDE LE 05/04/2023.